Toute notion de douleur thoracique évoquée lors d’un appel au Centre 15 doit orienter vers le MRU ou vers une structure hospitalière afin de permettre le diagnostic précoce d’un syndrome coronarien aigu. En particulier lorsque les "mots clés" sont prononcés par l’appelant et des facteurs de risques identifiés.
Début août 2010, alors qu’il est en vacances, un homme de 37 ans, ingénieur commercial, ressent depuis 4 jours des gênes thoraciques de durée brève, qui ne réduisent pas ses activités de vacances.
Dans ses antécédents, on note une HTA modérée non traitée et un tabagisme à 20 paquets/année, non sevré. Son père a subi une revascularisation coronaire à 55 ans.
Le 5 août, il fait dans la journée une randonnée pédestre avec sa compagne sans avoir ressenti de douleur et en fin de journée, il se livre à une activité de natation sans symptôme.
Mais vers 20 h 30, il ne se sent pas bien et décide d’appeler le Centre 15.
Mis en contact avec l’ARM (Assistant de Régulation Médicale) qui l’interroge sur les raisons de son appel, il lui répond : "qu’il ne se sent pas bien depuis quelques jours. Ce soir, mal de tête, la poitrine me serre, la douleur est prolongée mais les douleurs ne sont pas régulières".
Trois minutes plus tard, il est dirigé vers le Médecin Régulateur Généraliste (MRG) et lui indique ressentir : "des serrements dans la poitrine depuis 3-4 jours". Le MRG l’interroge sur son : "âge, tabagisme, traitement anti-douleurs pris". Sur ce dernier point, le patient lui répond que : "le paracétamol est peu efficace, les douleurs sont spontanément régressives et parle de stress".
Le MRG reprend le problème du stress, et le dirige vers le médecin de garde de son voisinage. (Durée de l’entretien : 1 min 20 sec).
Au téléphone, le patient informe le médecin de garde qu’il souffre de "mal de tête persistant, serrement sur les côtés du thorax persistant, douleurs dans les bras". Il explique qu’il est en vacances et qu’il doit reprendre la route le lendemain pour regagner son domicile, distant de 500 km.
Le médecin de garde parle de stress possible et propose de se déplacer auprès du patient (durée de l’entretien : 3 min 10 sec).
Le 5 août vers 21 h : consultation du médecin de garde, à domicile (gîte de vacances) :
Pas de nouvel appel du médecin bien qu’il ait informé le patient qu’il était encore de garde pendant la nuit.
Nuit du 5 au 6 août, le patient se dit rassuré, mais ne parvient pas à s’endormir, avec persistance d'une gêne résiduelle.
Vers 2 h, survenue d'un pic douloureux. Sa compagne lui demande d'appeler le Centre 15 mais cela ne semble pas utile au patient.
Vers 4 h, il est soulagé par une douche.
Le 6 août vers 9 h, nouvel appel du médecin de garde par le patient. Il l’informe de la survenue d'une douleur thoracique vers 2 h du matin qui s’est prolongée.
Vers 10 h, consultation du médecin de garde à son cabinet. Le patient s’y rend par ses propres moyens avec sa compagne. Il se sent fatigué et essoufflé. L'examen révèle : l'absence de dyspnée et d'état de choc. L'ECG objective un sus-décalage de ST en antérolatéral évoquant un infarctus du myocarde.
Vers 10 h 30, le médecin appelle le SAMU et donne au patient 2 comprimée de Plavix® puis 500 mg d’Aspégic® en IV.
À 11 h 59, le patient est héliporté par le SMUR vers le centre hospitalier le plus proche. Pas de fibrinolyse pendant le transport.
Mais à 12 h 10, récidive douloureuse : Natispray®, Risordan®.
À 12 h 45 : arrivée au centre hospitalier et admission directe en salle d'angioplastie. Le bilan initial montre des signes d'un infarctus constitué avec insuffisance cardiaque. À l'ECG existent des ondes Q en antérieur étendu avec sus décalage de ST. À l’échographie transthoracique (ETT), une fonction systolique à 35 % et une akinésie antéro-septo-apicale.
Une décision de revascularisation coronaire est prise, en raison de l'âge, malgré le délai de 16 heures depuis la douleur initiale.
Coronographie en urgence révélant une atteinte monotronculaire avec occlusion de l'artère interventriculaire antérieure. Thrombectomie, prédilatation, puis mise en place d'un stent nu avec un bon résultat angiographique immédiat.
Le traitement médical complémentaire associe : HBPM, antiagrégants plaquettaires (clopidogrel/Aspégic®). En fin de procédure, pose d’un ballon de contre pulsion aortique (BCPA) par voie fémorale droite.
Hospitalisation USI cardiologie. Au retour de l'angiographie : pas de douleur, hémodynamique stable. Le BCPA est sevré à 72 heures.
Evolution clinique satisfaisante, régression des signes d'insuffisance cardiaque, absence de troubles du rythme, hémodynamique stable.
Le 12 août, transfert du patient vers le service de cardiologie du CHU proche de son domicile pour rapprochement familial. Le traitement de sortie associe : Lovenox®, Clopidogrel, Aspegic®, Coversyl®, Cardensiel®.
Le bilan initial montre l'absence de symptôme, l'hémodynamique est stable sans signe d'insuffisance cardiaque. ECG en rythme sinusal, séquelle de nécrose antérolatérale. ETT : fraction d’éjection du VG à 35, ventricule gauche dilaté. Test d'effort négatif à 60 % de la fréquence maximale théorique (FMT). Consultation de sevrage tabagique.
Le 17 août, retour à domicile.
Du 24 août au 17 septembre : hospitalisation en réadaptation cardiaque. Le patient bénéficie d’un programme de réadaptation à l’effort. Evolution fonctionnelle satisfaisante (marche extérieure 6 km). Bilan cardiologique et biologique sans anomalies. Sevrage tabagique.
Du 20 au 21 septembre : hospitalisation au CHU en service de cardiologie. Du point de vue clinique : dyspnée stade II faible, pas de signes d'insuffisance cardiaque. Persistance d'une dysfonction ventriculaire gauche. Discussion de mise en place d'un défibrillateur en prévention primaire qui sera implanté le 6 octobre 2010.
De fin 2010 jusqu’à 2019, suivi cardiologique. Consultation tous les mois, surveillance échographique tous les 6 mois.
Du 25 au 26 mars 2019, hospitalisation au CHU (dégradation fonction VG).
Mode de vie : représentant informatique, sédentaire, peu d'activités physiques, tabagisme non sevré. Fatigabilité sans dyspnée, pas de douleur thoracique, pas de signe d'insuffisance cardiaque. ECG : rythme sinusal, nécrose antérieure. ETT : nécrose étendue, dilatation du VG à 81 mm sans thrombus. Test effort : arrêt à 180 W pour fatigabilité, performances altérées. Coronarographie : resténose IVA sur stent, sténose significative coronaire droite (la lésion bi-tronculaire expliquant la dégradation récente).
Le 2 mai 2019, hospitalisation au CHU pour procédure coronaire. Pose d’un stent actif sur la coronaire droite moyenne et d’un stent actif intra-stent sur l'IVA. Le patient était informé de la possible nécessité de bénéficier d’une transplantation cardiaque.
Le 9 novembre 2020 (jour de l’expertise), le patient présente une dyspnée de grade II FORT de la NYHA ainsi qu’une fraction d’éjection ventriculaire gauche très altérée. Il n’existe pas de signes d’insuffisance cardiaque.
Saisine de la Commission de Conciliation et d’Indemnisation (CCI) par le patient pour obtenir réparation du préjudice qu’il a subi (septembre 2019).
Pour les experts, l’un chirurgien cardio-vasculaire, et l’autre cardiologue, tous deux exerçant en libéral :
"(...) Le dommage consistait en une altération de la fonction ventriculaire gauche liée à l'absence de désobstruction coronaire précoce dans un contexte de syndrome coronarien aigu (SCA) en voie de constitution, avec une revascularisation tardive.
Le dommage est imputable de manière principale à une prise en charge tardive de ce syndrome.1 - Non-conformité de la réponse du Centre 15, appelé le 5 août 2010
Cette réponse n'est pas conforme :
- L'Assistant de Régulation Médicale (ARM) a orienté le patient vers le Médecin de Régulation Généraliste (MRG), alors que la notion de douleur thoracique, ici assez bien exprimée, aurait dû conduire à orienter l'appel vers le Médecin de Régulation Urgentiste (MRU). Il y a ici un manquement dans la prise en charge.
- Le MRG a de son côté sous-estimé la situation avec un diagnostic porté de stress alors que la notion de douleur thoracique était répétée et très suspecte.
Toute notion de douleur thoracique doit orienter le contact vers le MRU ou vers une structure hospitalière.
Il y a un manquement dans cette 2ème étape, dans la prise en charge du diagnostic d'une douleur thoracique et de l'orientation du patient.
Le médecin régulateur n'évoque pas le diagnostic de SCA. Or, les douleurs de cet homme certes jeune, sont très suspectes, prolongées, constrictives, récidivantes, accompagnées d'un malaise général, de plus survenant dans un contexte de facteurs de risque associant un tabagisme, une HTA non traitée, une hérédité familiale.
Le MRG ne déclenche pas l'intervention du SMUR, ne se pose pas la question de connaitre rapidement les constantes du patient (pouls, tension), ne se pose pas la question minimale de l'examen clinique du patient ayant une douleur, de la réalisation d'un électrocardiogramme, du prélèvement d'un cycle de troponine, et d'une orientation vers un service d'urgence ou en cardiologie, ce qui aurait dû constituer le minimum dans cette situation extrêmement classique.
2 - Non-conformité de la prise en charge du patient par le médecin de garde le 5 août
Cette prise en charge n'est pas conforme, car le médecin de garde au chevet du patient n'évoque pas le SCA et ne propose pas d'effectuer un ECG qui aurait orienté immédiatement vers une pathologie coronarienne.
Pourtant, le médecin de garde rapporte lui-même, dans son courrier manuscrit du 7 novembre : "Une gêne oppressive peu à moyennement intense, latéro-thoracique bilatérale basse, sans localisation thoracique antérieure ni irradiation vers les membres supérieurs". Cette description pourtant bien suspecte ne déclenche pas de prise en charge ad hoc. À minima, une hospitalisation pour surveillance, un bilan biologique comprenant un cycle de troponine et la réalisation d'un ECG.
3 - Conformité de la prise en charge du patient par le médecin de garde le 6 août 2010
Cette prise en charge est conforme avec un ECG permettant un diagnostic, un examen du patient, une initiation du traitement et un recours au SMUR.
4 - Le reste de la prise en charge (Centre hospitalier, CHU) est conforme
5 - Perte de chance
Le retard de prise en charge est à l'origine d'une perte de chance de limiter la séquelle ventriculaire gauche.
La perte de chance est au maximum de 100 %.
Une prise en charge conforme aurait permis d'éviter toute séquelle ventriculaire gauche dans la situation suivante : si l'électrocardiogramme (qui aurait dû être réalisé dès le 5 août 2010) avait montré l'absence d'infarctus aigu, toute séquelle aurait pu être évitée.
La perte de chance aurait été possiblement moindre si l'infarctus était déjà en voie de constitution le 5 août 2010 avec un risque de séquelle, qui aurait été de toutes façon minimisée par une prise une charge conforme, dès le diagnostic porté.
Les experts proposent de retenir l'hypothèse de la perte de chance la plus importante, soit 100 %. Ils proposent une consolidation le 18 janvier 2012, soit 14 mois après la mise en place du défibrillateur.NB : réaggravation secondaire de la fonction VG (mars 2019). (…)"
Pour la Commission :
"(…) Les manquements dans la prise en charge du patient ont eu une incidence certaine sur les séquelles dont, actuellement, il est atteint. Les experts expliquent, en effet, que le 5 août 2010, à compter de 20 h 30, le syndrome coronarien aigu que le patient présentait, était en voie de constitution mais il n’est pas établi que l’infarctus du myocarde était constitué. Ainsi, si tel n’était pas le cas et si la prise en charge avait été faite à cet instant, le patient aurait pu ne garder aucune séquelle. A défaut, les experts précisent que si l’infarctus était en voie de constitution, les séquelles auraient été minimes par rapport à celles connues actuellement puisqu’il aurait été pris en charge par un service spécialisé.
Les experts expliquent que le retard de prise en charge est à l’origine d’une perte de chance de limiter la séquelle ventriculaire gauche. La Commission estime que la perte de chance a été surévaluée. En effet, la Commission souligne que le patient n’a pas rappelé le Centre 15 dans la nuit du 5 au 6 août 2010 alors même qu’un nouveau pic douloureux était survenu. Pour ce motif, la commission retient un taux de perte de chance de 50 % qu’elle répartit à hauteur de 10 % pour le Centre hospitalier et à hauteur de 40 % pour le médecin de garde."
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